Le célèbre mythe de Prométhée retrace l'origine de l'humanité, la seule espèce naturelle qui périrait par son absence de propriétés permettant d'assurer sa survie, du fait de l'incurie du titan Épiméthée, chargé de la juste répartition de ces propriétés entre toutes les espèces vivantes. Son frère, le titan Prométhée, vient réparer son erreur par une injustice : il vole le feu et les arts (les techniques) aux dieux pour offrir ce pouvoir surnaturel aux hommes, ce qui doit leur permettre de ne pas périr, d'avoir une communication avec la pensée et le culte divin. Mais ce bien mal acquis ne leur profite pas, car n'étant pas dotés du sens politique, le véritable sens de la justice, nécessaire à la vie en communauté, l'espèce humaine risque encore de périr, cette fois-ci de ses propres mains, par la puissance des armes que la technique lui a offerte.
Extrait :
Alors Zeus, craignant que notre race ne fût anéantie, envoya Hermès porter aux hommes la pudeur et la justice, pour servir de règles aux cités et unir les hommes par les liens de l’amitié. Hermès alors demanda à Zeus de quelle manière il devait donner aux hommes la justice et la pudeur. Dois-je les partager, comme on a partagé les arts ? Or les arts ont été partagés de manière qu’un seul homme, expert en l’art médical, suffît pour un grand nombre de profanes, et les autres artisans de même. Dois-je répartir ainsi la justice et la pudeur parmi les hommes, ou les partager entre tous ? — Entre tous, répondit Zeus ; que tous y aient part, car les villes ne sauraient exister, si ces vertus étaient, comme les arts, le partage exclusif de quelques-uns ; établis en outre en mon nom cette loi, que tout homme incapable de pudeur et de justice sera exterminé comme un fléau de la société.
Voilà comment, Socrate, et voilà pourquoi et les Athéniens et les autres, quand il s’agit d’architecture ou de tout autre art professionnel, pensent qu’il n’appartient qu’à un petit nombre de donner des conseils, et si quelque autre, en dehors de ce petit nombre, se mêle de donner un avis, ils ne le tolèrent pas, comme tu dis, et ils ont raison, selon moi. Mais quand on délibère sur la politique, où tout repose sur la justice et la tempérance, ils ont raison d’admettre tout le monde, parce qu’il faut que tout le monde ait part a la vertu civile ; autrement il n’y a pas de cité. Voilà, Socrate, la raison de cette différence.
Mais pour que tu ne t’imagines pas que je t’abuse, en te disant que tout le monde est réellement persuadé que chacun a part à la justice et aux autres vertus civiles, je vais t’en donner une nouvelle preuve. Pour les autres qualités, c’est ton mot, si quelqu’un par exemple prétend exceller sur la flûte ou en tout autre art, alors qu’il ne s’y entend pas, on le raille, on le rebute et ses proches viennent le chapitrer sur sa folie ; mais en ce qui concerne la justice et les autres vertus politiques, si l’on connaît quelqu’un pour un homme injuste, et si, témoignant contre lui-même, il avoue la vérité devant le public, cette confession de la vérité qui passait tout à l’heure pour sagesse passe ici pour folie, et l’on est convaincu qu’il faut que tous les hommes se disent justes, qu’ils le soient ou qu’ils ne le soient pas, et que c’est folie de ne pas simuler la justice ; car il est nécessaire que chacun sans exception ait quelque part à la justice ou qu’il disparaisse du milieu des hommes.
Qu’on ait raison d’admettre chacun à donner son avis sur cette vertu, parce qu’on est persuadé qu’elle est le partage de chacun, voilà ce que je viens d’établir ; qu’on le regarde, non pas comme un don de la nature ou un effet du hasard, mais comme une chose qui peut s’enseigner ou s’acquérir par l’exercice, voilà ce que je vais essayer maintenant de te démontrer. Et en effet pour les défauts naturels ou accidentels que l’on remarque les uns chez les autres, personne ne se fâche contre ceux qui en sont affligés, personne ne les reprend, ne leur fait la leçon, ne les châtie, afin qu’ils cessent d’être ce qu’ils sont : on a simplement pitié d’eux. Qui serait assez fou, par exemple, pour infliger de tels traitements à des personnes laides, petites ou débiles ? On sait bien, n’est-ce pas, que c’est de la nature et du hasard que les hommes tiennent ces qualités de beauté ou de laideur ; mais pour les qualités qu’on regarde comme un effet de l’application, de l’exercice et de l’étude, lorsqu’on ne les a pas et qu’on a les vices contraires, c’est alors que l’indignation, les châtiments, les remontrances trouvent à s’appliquer. Au nombre de ces défauts sont l’injustice, l’impiété et en général tout ce qui est contraire à la vertu politique ; ici chacun s’indigne et s’élève contre le vice, évidemment parce qu’il est persuadé que cette vertu s’acquiert par l’application et l’étude.
PLATON, Protagoras, 322c-324a, tr. É. Chambry, Paris, GF-Flammarion, 1992, p. 56-58.
Questions :
1. Comment Protagoras explique-t-il, dans le premier paragraphe de cet extrait, que "tous ont part" à la justice ? À quelle nécessité, d'après le texte, un tel partage répond-il ?
2. En conséquence, quel type de régime politique semble-t-il le mieux adapté à l'ordonnancement naturel de la justice parmi les hommes ?
3. Par quelle preuve supplémentaire Protagoras prétend-il persuader Socrate que "chacun sans exception a quelque part en la justice ?" Reconstituez son argumentation.
4. Protagoras soutient ensuite que la vertu de justice peut s'apprendre. Cette thèse vous paraît-elle cohérente avec la précédente, selon laquelle "chacun a part en quelque façon en la justice" ?
5. Quelle preuve Protagoras avance-t-il pour montrer que la vertu de justice peut s'apprendre ?
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